Monsieur Macron, vous préférez aménager les 80 km/h que rétablir l’ISF

Libération 16/01/2019 témoignage de Françoise-Marie Santucci

Victime d’un accident de la route, une journaliste exhorte le Président à faire preuve de courage politique en maintenant la mesure d’abaissement de la vitesse.

Il faisait très beau, en cette fin juillet 2018, le soleil se couchait sur une route de Corse qui menait à la plage. Pas un chemin plein d’ornières, non : une belle route, rebitumée quinze jours auparavant, ai-je appris ensuite, avec une ligne blanche continue qu’on ne pouvait pas rater. Je conduisais vitres baissées, c’était le premier jour des vacances. Puis, juste avant un virage, une voiture de marque allemande, du costaud, est arrivée en face à vive allure. Pile en face, dans ma voie. J’étais au volant d’une solide voiture française, heureusement pour moi, mais je n’ai rien vu venir, je n’ai rien pu faire. Un «choc frontal», dit-on dans le jargon de la sécurité routière, et le premier accident de ma vie.

J’ai 50 ans, j’ai passé mon permis – sur les routes de Corse – à l’âge de 18 ans, et j’ai toujours aimé conduire. Parfois un peu vite, mais avec maîtrise, je vous l’assure. Je n’ai jamais eu peur. Enfant, je voulais même être pilote de rallye ! Et la voiture était pour moi le symbole de la liberté absolue.

Vies humaines

Ce jour-là, celui de mon accident, monsieur Macron, cela faisait trois semaines que votre mesure d’abaisser la vitesse de 90 km/h à 80 km/h sur les routes «à double sens sans séparateur central», comme on les appelle, était appliquée, avec les contestations que l’on sait.

Cette mesure a de l’effet pendant l’été, les morts ont été moins nombreux, puis les chiffres seraient repartis à la hausse. J’écris «seraient», car il est difficile d’obtenir des données exactes sur la question. Les uns, pro-90 km/h, affirment que ça ne sert à rien d’abaisser la vitesse, les autres répliquent que ça sauve des vies. Permettez-moi cependant de formuler une équation assez simple : plus on roule vite, plus le champ de vision périphérique est restreint, plus le temps de freinage s’allonge – et la distance avant l’arrêt du véhicule également – et plus le risque d’accident grave, voire mortel, est élevé. C’est mathématique.

Votre gouvernement a-t-il bien expliqué cette loi abaissant la vitesse ? Probablement pas. Le fait est que, depuis deux mois, ces 80 km/h cristallisent l’une des principales colères des gilets jaunes. Leurs autres colères sont essentiellement fiscales, des histoires de gros sous et de manque d’équité. Des choses que tout le monde peut comprendre, des choses qui touchent aux portefeuilles, pas aux vies.

Or, vous, plus inflexible Jupiter que jamais quand il s’agit de ne pas revenir sur l’ISF, que déclarez-vous, mardi, à l’occasion du lancement de votre grand débat, parmi un florilège de petites phrases ? Qu’il est possible d’aménager cette mesure des 80 km/h, qu’il faut être pragmatique. Franchement, que voulez-vous dire par là ?

Je vous trouve, monsieur Macron, d’une démagogie insupportable. Vous préférez aménager les 80 km/h que rétablir l’ISF. Pourquoi ? Parce qu’envisager de retirer cette mesure, car c’est bien cela que vous faites miroiter, ne vous coûte rien. Enfin, ça ne coûte que des vies humaines, des vies abîmées à jamais, des familles détruites – mais ça, vous en préoccupez-vous ?

Ce jour-là, en Corse, le jour de mon accident, je roulais dans les limites imposées. Je n’avais pas bu. En face, la voiture allait beaucoup plus vite. Malgré tout, j’ai eu de la chance. Mon airbag a fonctionné, l’avant de ma voiture a absorbé une grande partie du choc, si bien qu’elle est partie à la casse. J’ai absorbé le reste. Je m’en suis sortie avec des côtes fêlées, un traumatisme crânien, de multiples entailles et contusions, et surtout une perte de l’odorat consécutive au choc. C’est très étrange, et handicapant, de ne plus rien sentir. Je vous explique comment ça s’est passé, et désolée d’être un peu gore : l’impact est si fort lors d’un accident, même à des vitesses réduites, que le mouvement du cerveau dans la boîte crânienne peut causer des dommages irréparables. En ce qui me concerne, mon cerveau, en venant cogner contre l’avant de ma boîte crânienne, a écrasé mes cellules olfactives. Ce n’est pas définitif, paraît-il, mais ça va prendre des mois, voire des années, pour revenir, si ça revient. Voilà ce qui m’est arrivé.

Courage

Depuis, j’ai du mal à conduire et cela est dû à l’accident, je le sais. Mais surtout : je réalise à quel point ceux qui conduisent, autour de moi, n’ont aucune conscience du danger. Je les comprends, d’une certaine façon. Les conducteurs ne pensent pas à la mort. Je n’y pensais jamais, moi non plus. J’étais comme ça, avant. Car dans un accident, il y a un avant, et un après. Avant, on est insouciant. Après, on sait. Qu’il faut avoir été blessé, qu’il faut avoir craint pour sa vie, pour celle de ses proches dont on s’occupe dans une salle attenante, aux urgences, et dont vous êtes sans nouvelles pendant des heures, qu’il faut avoir eu à les pleurer, s’ils sont décédés… Oui, il faut être passé par là pour comprendre qu’on n’est jamais à l’abri derrière son tableau de bord.

C’est là que, pour moi, réside votre faute, monsieur Macron. Dans l’obligation où vous devez vous sentir de «donner» quelque chose à ceux qui expriment leurs colères, vous vous apprêtez à leur donner ce qui, à vos yeux, coûte le moins. Or, c’est vous, en tant que président de la République, qui êtes censé protéger, enseigner, transmettre, y compris sur des sujets aussi passionnels et discutés que la vitesse, et ses conséquences.

Allez faire un tour sur le site de la Sécurité routière, monsieur Macron. Il est plutôt bien fichu. Ou, plus simplement : tapez «choc frontal» sur un site d’actualité. C’est l’accident le plus courant. Vous serez effaré par le nombre de blessés et de morts en France, chaque semaine, que les journaux relatent avec les mêmes mots creux. «Une départementale que le conducteur connaissait bien…» ; «un choc encore inexplicable» ; «la voiture allait trop vite»…

Je ne sais pas si tous les accidentés de la route ressentent la même chose que moi : un immense sentiment de gratitude, celui d’être encore en vie – quand on a cette chance – et la certitude que les choses doivent changer. Nous devons changer nos mauvaises habitudes au volant, en commençant par la vitesse excessive. Cela nécessite du courage. Le courage d’expliquer, de démontrer, de laisser les spécialistes parler. De ne pas lâcher le genre de petite phrase que vous avez lâchée mardi, par exemple. Oui, il faut du courage. En avez-vous, monsieur Macron ?

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