La police de la route – Pour une « police intégrée des flux routiers »

Vincent Spenlehauer
directeur du Pôle de formation à l’action publique de l’École nationale des ponts et chaussées

Les tribulations de la police spécialisée de la route (PSR) néozélandaise nous conduisent en Californie. La PSR de cet État américain, la fameuse California Highway Patrol (CHP), détient depuis longtemps le secret de la PSR légitime, effcace et durable 1. À l’instar des PSR évoquées plus haut, la création de la CHP, en 1929, n’avait qu’un rapport indirect avec le problème, certes déjà objectivé, de l’insécurité routière (la Ford T a commencé à être fabriquée à la chaîne en 1913).

Une police qui n’en a pas le nom
Cette naissance institutionnelle était le fruit de la rencontre de deux processus sociaux. Tout d’abord, une action collective bien menée par des traffic patrolmen. Ceux-­ci ont attaqué en justice leurs employeurs, les shérifs (chefs de police de comté), qui ne leur offraient que des contrats précaires et les payaient moins bien que les autres policiers, alors que la California Traffic Law devait être appliquée, comme toutes les autres lois. La cour suprême de Californie leur a donné raison et suggéré qu’au regard du caractère trans­comtés de beaucoup de routes, spécifiquement les highways qui appartenaient à l’État, ce dernier devait employer ses propres traff-c patrolmen. Second processus: à l’époque – c’est moins vrai aujourd’hui –, le sacro­saint principe constitutionnel de self-government rendait difficile tout projet de formation de polices à un autre niveau que celui des municipalités et des comtés. L’arrêt de la Cour suprême a donc fourni à l’État de Californie
l’occasion inespérée de se doter d’une «police de souveraineté», à condition de ne pas la nommer «police». Elle s’est donc appelée California Highway Patrol. Ainsi, la lutte contre l’insécurité routière a­t­elle constitué initialement autant une bonne raison d’être qu’un prétexte opportun pour déployer une activité policière géné­raliste. Par exemple, dès le début des années 1930 et de la Grande Dépression, la CHP est intervenue en maintien de l’ordre parfois aux côtés de la police locale, mais parfois seule, la police locale étant dans certains cas considérée comme inféodée au patronat.
Forte aujourd’hui de 10000 agents (dont 7000 officiers), la CHP constitue la plus grande police d’État amé­ricaine et la cinquième organisation policière du pays, juste derrière le LAPD
(Los Angeles Police Department) et le LA County Sheriff Police Department. Il se transporte tellement de choses sur la route en Californie et entre cet État et les États limitrophes (drogues, armes, voitures de luxe volées, criminels, matériel militaire high­tech, personnalités politiques, immigrés illégaux…) qu’au fl de son dé­veloppement la CHP est devenue un partenaire régulier, voire incontournable et en tout cas respecté par les quatre­-vingts polices municipales et de comté de l’État.
Son savoir-­faire et ses technologies de coordination opérationnelle entre polices sont reconnus et fréquemment utilisés. Respectée par ses pairs en matière 
d’activité policière classique, la CHP ne voit donc jamais son cœur de métier – la sécurisation des usages de la route – contesté. Mieux, elle exerce sur les autres polices une sorte de magistère technique (par exemple sur la façon de bien mener une enquête d’accident corporel afin de disposer au final de statistiques fables et exploitables stratégiquement) et moral (sur la manière de n’user de la force qu’en cas d’extrême nécessité et dans le respect scrupuleux du droit). Notons que la CHP a toujours soigné sa relation avec le grand public, d’une part via la communication dans les écoles et collèges, à la télévision ou lors d’événements communautaires, d’autre part via un comportement systématique d’amabilité et d’assistance aux usagers de la route en petite ou grande détresse3. En conséquence, la sévérité dont elle fait preuve dans l’application du code de la route est considérée comme utile et normale et ne peut être désignée par les autres polices comme un facteur de dégradation de la coopération police/population.

L’exemple californien
Au fnal, l’étude de la CHP fait volet en éclat l’idée même de PSR. La CHP est une police pour, de et sur la route qui combine en son sein des spécialités aussi diverses que la patrouille et le contrôle, la conception de programmes de sensibilisation à la sécurité routière en milieu scolaire, l’escorte sécurisée de convois officiels,
l’enquête d’accident, le contrôle des poids lourds, la sécurisation de l’accès routier aux grands événements sportifs ou culturels, la gestion de centres de passage du permis de conduire, l’organisation d’opérations inter­-polices concernant des trafics de drogue ou d’armes passant par la route, etc. En résumé, le concept de «police intégrée des flux routiers» est beaucoup plus pertinent que celui de PSR.
La Californie présente aujourd’hui un taux très bas de tués par milliard de kilomètres parcourus (TTKm). Similaire au nôtre, il se situe aux alentours de 5. Nous devons, bien sûr, nous en réjouir. Mais n’oublions pas qu’il y a quinze ans, ce TTKm californien, situé alors à 7, était moitié moindre du nôtre. La constance californienne dans «l’excellence» du traitement du problème de l’insécurité routière tient en bonne partie à son institutionnalisation et à sa professionnalisation, solides et anciennes, incarnées par la CHP. Par comparaison, notre excellence actuelle tient en bonne partie à un complexe technologique appelé «contrôle-sanction automatisé des infractions vitesse», dont la légitimité au sein des forces de police et de justice et dans le corps social demeure fragile. À l’heure où les activités et les structures respectives de la police et de la gendarmerie nationales s’interpénètrent à l’avantage de la première, il serait peut-­être judicieux, en s’inspirant de la CHP, de former sur la base du savoir-­faire routier de la gendarmerie une «police intégrée des flux routiers» avec le réseau routier rural et les grands axes
routiers en zone urbaine comme déf-nition juridictionnelle.


1. Fabrice haMelin et vincent spenlehauer, « Road Policing as a state tool ; what tells the genesis of the California Highway Patrol », Policing and Society, vol. 16, n° 3, 2006, p. 261-284.
2.
kenneth bechtel, State Police in the United States : a socio-historical analysis, Greenwood Press, 1995.
3.
hal rubin, «The CHP proudly celebrates six decades of serving California motorists (part I) », The California Highway Patrolman, vol. 53, n° 10, 1989, p. 9-12

 

État des lieux

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Le bilan
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